DE PILES, Roger, Conversations sur la connoissance de la peinture, et sur le jugement qu'on doit faire des tableaux. Où par occasion il est parlé de la vie de Rubens, & de quelques-uns de ses plus beaux ouvrages, Paris, Nicolas Langlois, 1677.
« Je ne pretens pas vous donner cet ouvrage comme des décisions ; mais comme des pensées qui me sont venües sur les Parties les plus essentielles de la Peinture » avertit Roger de Piles dans sa préface. Le texte, de fait, se ressent de cette volonté : s'appuyant sur la dynamique de la conversation, puisque par le « mot de peinture chacun conçoit des choses différentes », de Piles alterne savamment idées reçues et observations vérifiables soulevées à tour de rôle par ses différents protagonistes. On y retrouve toutefois, exposés de manière ouverte, les fondements de ce que sera la théorie de l'art de de Piles : discours s'adressant en priorité aux amateurs plutôt qu'aux peintres, primat de la couleur sur le dessin, nécessité d'une séduction visuelle immédiate des tableaux, relativisation de l'importance de l'antique comme modèle idéal, autant de principes incarnés par Rubens, proposé ici comme véritable exemplum virtutis de la perfection picturale.
Aude Prigot
Table des matières at n.p.
Préface at n.p.
Privilèges at n.p.
Termes de peinture par ordre alphabétique at n.p.
DE PILES, Roger, Œuvres diverses de M. de Piles, Amsterdam - Leipzig - Paris, Arkstée & Merkus - Charles-Antoine Jombert, 1767, 5.
MIROT, Léon, Roger de Piles, peintre, amateur, membre de l’Académie de peinture (1635-1709), Paris, J. Schemit, 1924.
TEYSSÈDRE, Bernard, L’histoire de l’art vue du Grand Siècle : recherches sur l'"Abrégé de la vie des peintres" par Roger de Piles (1699) et ses sources, Paris, R. Julliard, 1964.
TEYSSÈDRE, Bernard, Roger de Piles et les débats sur le coloris au siècle de Louis XIV, Paris, La Bibliothèque des arts, 1965.
PUTTFARKEN, Thomas, Roger de Piles’ Theory of Art, New Haven - London, Yale University Press, 1985.
PUTTFARKEN, Thomas, « Roger de Piles : une littérature artistique destinée à un nouveau public », dans WASCHEK, Matthias (éd.), Les « Vies » d’artistes, Actes du colloque international de Paris, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1996, p. 81-102.
VERBRAEKEN, René, « Roger de Piles et le vocabulaire artistique », dans VERBRAEKEN, René (éd.), Termes de couleur et lexicographie artistique : recueil d'essais suivi de quelques articles sur la critique d'art, Paris, Éd. du Panthéon, 1997, p. 95-106.
GINSBURGH, Victor et WEYERS, Sheila, « De Piles, Drawing and Color. An Essay in Quantitative Art History », Artibus et historiae, 23/45, 2002, p. 191-203 [En ligne : http://www.jstor.org/stable/1483688 consulté le 30/03/2018].
PUTTFARKEN, Thomas, « Titian – Rubens – de Piles », dans HECK, Michèle-Caroline (éd.), Le Rubénisme en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles, Actes du colloque de Lille, Turnhout, Brepols, 2005.
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QUOTATIONS
Il faut donc pour bien juger de la Peinture, avoir l’esprit d'une grande étendüe, parce que ceux qui l’ont borné & qui ne sçauroient posséder la Théorie des principales parties de la Peinture distinctement & toutes ensemble, jugent cependant de toute la Peinture par rapport seulement à la partie qu'ils connoissent. Un homme, par exemple, qui sçaura bien I'Histoire & la Fable, ne donnera son approbation à un Tableau, qu'à mesure que l'une ou l'autre y sera fidèlement représentée.
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Quoy, répliqua Damon, vous voulez qu'un Tableau demeure sans nom, & que les connoisseurs ne le puissent trouver ? Pourquoy non, repartit Pamphile ; il y a eu dans toutes les Ecoles de Peinture quantité d'habiles gens qui ont fait de belles choses, & dont le nom n'est pas venu jusqu'à nous, ou parce qu'ils n'ont pas vécu long-temps, ou parce qu'ils ont demeuré presque toute leur vie chez des Maistres, dont la grande réputation n'a pas permis à leurs Disciples de s'en acquérir une particulière. Et quand on connoistroit toutes les manières, & les noms de tous les Peintres, il y a des Tableaux si douteux, que ce seroit une témérité de vouloir assurer du nom de leur Auteur. La pluspart des habiles Peintres ont passé d'une manière à une autre, & dans ce passage, ils ont fait des Tableaux qui ne tiennent, ny de la première manière, ny de la seconde.
Mais à vous dire les choses comme elles sont la véritable connoissance de la Peinture, consiste à sçavoir si un Tableau est bon, ou mauvais ; à faire la distinction de ce qui est bien dans un mesme Ouvrage, d'avec ce qui est mal, & de rendre raison du jugement qu'on en aura porté. Voilà la véritable connoissance de la Peinture. II y en a encore une autre, laquelle bien qu'inférieure de beaucoup à celle-cy, ne laisse pas d'avoir son prix & c'est la connoissance des manières. Et en quoy la mettez-vous, dit Damon, cette connoissance des manières. Vous le diriez mieux que moy, répondit Pamphile ; car vous sçavez fort bien que ce n'est autre chose que de juger de qui est un Tableau, quand nous en avons déja veu d'autres de la mesme Main.
Le caractère de la main continua Pamphile, n'est autre chose qu'une habitude toute singulière que chacun prend de former ses lettres, & le caractère de l'esprit est le stile du discours, & le tour que l'on donne à ses pensées. On trouve dans les Tableaux ces deux caractères : celuy de la main, est l’habitude que chaque Peintre a contractée de manier le Pinceau ; & celuy de l'esprit est le Génie du Peintre.
Pour ce caractère d'esprit, & ce Génie du Peintre, répliqua Damon, je vous avoue que je n'y ay pas encore bien pénétré , & que toute ma connoissance n'est fondé que sur des marques fort sensibles que j'ay observées le mieux que j'ay pu , comme sont les touches du Pinceau , les couleurs fortes ou foibles , certains airs de testes que quelques Peintres ont affectez , certaines répétitions de draperies , de coiffures, d'ajustemens, &de figures toutes entières , enfin un je ne say quoy d'extérieur qui frappe tellement la veuë, qu'il est impossible de ne s'en pas souvenir ; mais je sens fort bien que toutes ces marques extérieures viennent plustost de la main du Peintre que de sa teste, & qu'ainsi elles ne répondent tout au plus qu'au dessus de lettre. C'est toujours quelque chose, dit Pamphile ; mais il faut que vous passiez plus avant, & que vous connoissiez aussi les manieres par le caractère de l'esprit du Peintre. Je n'en desespere pas, reprit Damon, si vous voulez, bien que nous en parlions quelquefois mais la chose dont ie desespere c'est d'acquérir cette connoissance que vous appeliez la véritable, & de savoir juger sainement d'un ouvrage de Peinture. Quoy cette connoissance fine, répliqua Pamphile, qui sait trouver
le bien & le mal d'un Tableau, & qui rend raison des beautez & des défauts qu'elle y découvre? Celle-là mesme, continua Damon; trouvez-vous que ce soit une témérité que d'y prétendre
Pour ce caractère d'esprit, & ce Génie du Peintre, répliqua Damon, je vous avoue que je n'y ay pas encore bien pénétré , & que toute ma connoissance n'est fondé que sur des marques fort sensibles que j'ay observées le mieux que j'ay pu , comme sont les touches du Pinceau , les couleurs fortes ou foibles , certains airs de testes que quelques Peintres ont affectez , certaines répétitions de draperies , de coiffures, d'ajustemens, &de figures toutes entières , enfin un je ne say quoy d'extérieur qui frappe tellement la veuë, qu'il est impossible de ne s'en pas souvenir ; mais je sens fort bien que toutes ces marques extérieures viennent plustost de la main du Peintre que de sa teste, & qu'ainsi elles ne répondent tout au plus qu'au dessus de lettre. C'est toujours quelque chose, dit Pamphile ; mais il faut que vous passiez plus avant, & que vous connoissiez aussi les manieres par le caractère de l'esprit du Peintre. Je n'en desespere pas, reprit Damon, si vous voulez, bien que nous en parlions quelquefois mais la chose dont ie desespere c'est d'acquérir cette connoissance que vous appeliez la véritable, & de savoir juger sainement d'un ouvrage de Peinture. Quoy cette connoissance fine, répliqua Pamphile, qui sait trouver
le bien & le mal d'un Tableau, & qui rend raison des beautez & des défauts qu'elle y découvre? Celle-là mesme, continua Damon; trouvez-vous que ce soit une témérité que d'y prétendre.
Quelle différence trouvez-vous, interrompis-je, entre le Génie & l'inclination ? C'est, répondit Pamphile, que l'inclination n'est qu'un simple amour pour une chose plustost que pour une autre. Et le Génie est un talent que l'on a receu de la Nature, afin de reüssir en quelque chose. Ce talent languit quelquefois dans la paresse, s'il n'est échauffé par l'ardeur qui accompagne l’inclination : & l'inclination est inutile, si elle n'est conduite par la lumière de l’esprit.
Voir des Tableaux, répondit Pamphile, les regarder comme si iamais vous n'en aviez veu, & en juger de bonne foy sans vouloir trop faire le Connoisseur, & préférer ceux qui vous surprendront davantage. Car les yeux d'un homme d'esprit, quoy que tout noeufs en Peinture, doivent estre touchez d'un beau Tableau ; & s'ils n'en sont pas contens, il faut conclure que la Nature y est mal imitée, & que les objets qui y sont peints, ne ressemblent gueres aux véritables.
Vous voyez bien, reprit Pamphile, que le mot de Goust dans les Arts est Métaphorique: Nous l'avons transporté de la langue pour le faire servir à l'esprit : & de la mesme façon que nous disons que l'esprit voit, nous disons encore qu'il gouste c'est son employ de juger des Ouvrages, comme c'est celuy de la langue de juger des saveurs , l'un & l'autre décident de la bonté de leur objet à proportion qu'il les flatte, & qu'il leur plaist. L'on dit qu'un homme a le Goust fin, quand il aime ce qui est bon, & qu'il hait ce qui est mauvais dans les beaux Arts, comme dans les viandes & non seulement on met le Goust dans la langue, & dans l'esprit; mais encore dans les choses que l'on gouste ; & nous disons qu'il y a des Ouvrages comme des hommes de bon Goust. II y a feulement à observer, que le mot de Goust se prend en bonne part quand il est tout seul, & que si vous disiez, par exemple, il y a du Goust dans ce Tableau, cet homme a du Goust, cela vaudroit autant comme de dire, ce Tableau est d'un bon Goust, cet homme a le Goust bon.
Je vous diray seulement que le Goust dans l'esprit généralement parlant, n'est autre chose que la manière dont l'esprit est capable d'envisager les choses selon qu'il est bien ou mal tourné ; c'est à dire, qu'il en a conçeu une bonne ou mauvaise idée. Et que le bon Goust dans un bel Ouvrage est une conformité des parties avec leur tout, & du tout avec la perfection.
Ce n'est pas par prévention, dit Pamphile, qu'il faut se faire le Goust aux Ouvrages antiques mais par raison. Peut-estre aussi le prenez-vous trop à la lettre. Ne croyez-pas, mon cher Damon, que je veuille vous conseiller de iuger des figures peintes par la ressemblance qu'elles auront à des figures de Marbre, non plus qu'à beaucoup d'autres choses que l’on voit dans l'antique. L'idée que ie fouhaitte que vous vous en fassiez, n'est pas pour juger directement des beautez peintes ; mais des beautez naturelles : C'est à dire en deux mots, que les personnes qui auront le plus de ce bon air des Figures antiques, seront d'un meilleur choix, & les plus propres à estre peintes, & à faire l'ornement d'un beau Tableau.
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Le naturel a toujours quelque chose de vif, & de remuant, qui tempère cette immobilité des Figures antiques : & ceux qui prennent trop de soin de les imiter, sans prendre garde aux grâces particulières qui accompagnent la Nature vivante, tombent toujours dans la sécheresse.
Que trouvez-vous donc de beau dans l’Antique, interrompit Damon. Plusieurs choses, répondit Pamphile; la correction de la forme, la pureté & l'élegance des contours, la naïveté & la noblesse des expressions, la variété, le beau choix, l’ordre & la négligence des ajustemens ; mais surtout une grande simplicité qui retranche tous les ornemens superflus, qui n'admet que ceux où l'artifice semble n'avoir aucune part, & qui rendant la Nature toujours la Maistresse, l'a fait voir plus noble, plus grande, & plus majestueuse. Voila ce que je trouve de plus remarquable dans les Sculptures antiques, & ce qui en fait le grand Goust ; […].
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[...] & souvenez-vous, seulement que pour juger des beautez peintes , il faut connoistre les beautez naturelles, & que vous jugerez bien mieux de la beauté & du bon air des gens quand vous aurez un peu gousté l'Antique, qui est un modelé incontestable pour le bon Goust du Dessein, comme l'Ecole de Venize en est un autre pour le Coloris. Et le bon Goust de l'invention, interrompit Damon, où voudriez-vous qu'on le prist ?
Dans l'Histoire, répondit Pamphile, dans la Fable, dans les Figures, & les Bas-reliefs antiques qui font des instructions tres-exactes des choses qui conviennent aux sujets que l'on veut représenter.
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Encore qu'il ne suffise pas que le Peintre ait trouvé toutes les choses qui doivent entrer dans son Tableau, & qui y sont essentielles ; car il faut encore qu'il les dispose d'une manière avantageuse & qui fasse paroistre ce qu'elles ont de plus beau, ou qu'il en néglige quelques-unes pour donner plus d'éclat à d'autres sur qui l'on veut attirer les regards : C'est assez d'avoir de l'esprit pour imaginer tous les objets qui composent un sujet : mais pour les bien disposer, & pour sçavoir l'oeconomie du tout ensemble, il faut estre excellent Peintre.
La Disposition est à un Tableau ce que le tour est à une pensée, & les choses ne valent qu'autant qu'on les fait valoir. L'invention demande beaucoup de feu & de Génie, reprit Damon , & la Disposition beaucoup de flegme & de prudence, comment accorderez -vous ces deux choses ensemble ? [...].Pour faire un Ouvrage excellent, il faut un Génie modéré, qui n'aie ni trop d'emportement, ni trop de froideur.
Je me représente la Peinture comme un long pèlerinage, ou comme un lieu fort éloigné, & pour y arriver le Peintre se doit servir de son Génie comme d'une monture. II est vray, interrompit Damon, que pour faire un long voyage il faut estre bien monté, & qui n'a qu'une rosse est souvent contraint de demeurer en chemin, mais aussi un cheval trop fringant est toujours à craindre. [...] On va viste quand on est bien monté, dit Damon, & quelques-uns de ceux que vous me nommez [ndr : Jules Romain, Paul Veronese, Tintoret, & Rubens] ont souvent exécuté leurs pensées trop légèrement. Ce Genie de feu, cette rapidité de veine, & cette facilité d'inventer les choses, ne permettent pas ordinairement de les achever.
On va viste quand on est bien monté, dit Damon, & quelques-uns de ceux que vous me nommez ont souvent exécuté leurs pensées trop légèrement. Ce Genie de feu, cette rapidité de veine, & cette facilité d'inventer les choses, ne permettent pas ordinairement de les achever.
Les Ouvrages les plus finis, reprit Pamphile, ne sont pas toujours les plus agréables ; & les Tableaux artistement touchez font le mesme effet qu'un discours, où les choses n'estant pas expliquées avec toutes leurs circonstances, en laissent juger le Lecteur, qui se fait un plaisir d'imaginer tout ce que l'Auteur avoit dans l'esprit.
Les minuties dans le discours affadissent une pensée, & en ostent tout le feu ; & les Tableaux où l'on a apporté une extrême exactitude à finir toutes choses, tombent souvent dans la froideur & dans la sécheresse. Le beau fini demande de la négligence en bien des endroits, & non pas une exacte recherche dans toutes les parties.
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Les passions qu'il exprime dans les Figures auront de la noblesse s'il a l'esprit eslevé, & tomberont au contraire dans la bassesse & dans la froideur, s'il n'a luy-mesme ny vivacité, ny grandeur d'ame. On ne peut donner que ce que l'on a & c'est par le caractere de ce Génie qu'on reconnoist le Peintre, & qu'il fait son Portrait dans tous ses Ouvrages
Je vous prie donc de me dire, quel effet vous croyez que doit faire un Tableau dans le premier moment qu'on le regarde. II me semble, répondit Damon, que le premier effet doit estre de développer nettement son sujet & d'en inspirer la principale passion
J'ay souvent oui priser les Ouvrages de Raphaël, dit Damon parce que, disoit-on, ils ne surprenoient pas d'abord, & qu'ils n'avoient pas ce premier coup d'oeil, mais que plus on les examinoit, plus on les trouvoit beaux.
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Vous voulez bien que je vous demande, interrompit Damon; en quoy consiste la beauté, & la surprise de ce premier coup d'oeil : II consiste, répondit Pamphile, dans une parfaite intelligence des couleurs, des lumières, & des oppositions ; & ce n'est point par ce manque d'intelligence que l'on doit loüer les Ouvrages de Raphaël. J'entens ceux où elle ne se fait point sentir cette intelligence: [...].
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Neantmoins, repartit Damon, les Connoisseurs font valoir les belles choses, quelque part qu'elles se trouvent, ils les déterrent (s'il m'est permis de parler ainsi) & mettent quelquefois en réputation un Tableau qui estoit exposé depuis plus de soixante ans aux yeux de tout le monde, sans que personne le regardast, parce qu'il n'avoit rien qui surprist la veuë.
Sçachez, mon cher Damon, que l'oeil ne doit pas tant aller chercher le Tableau, comme le Tableau doit attirer l'oeil & le forcer, pour ainsi dire à le regarder. Puisqu'il est fait pour les yeux, il doit plaire à tout le monde, aux uns plus, aux autres moins, selon la connoissance de ceux qui le voyent.
II me semble, continua-t'il, que la Peinture enferme tant de connoissances, qu'il est nécessaire qu'un Peintre sçache la Philosophie, la Géométrie, la Perspective, l'Architecture, l'Anatomie, l'Histoire, la Fable, & quelque chose mesme de la Théologie : qu'il sçache les devoir de la vie civile, &; qu'il ait une grande pratique du Dessein, & du Coloris. Ces choies luy conviennent tres-bien, reparut Pamphile, & plusieurs aunes mesme que vous ne nommez point : mais elles ne luy sont pas de la derniere nécessité. D'attribuer à un Peintre tant de Siences, ce n'est point en donner une idée y c'est faire le Portrait d'un homme accompli.
Je veux dire, continua Leonidas, que la Peinture ayant pour objet toutes les choses visibles, & que les choses n'estant visibles que par la couleur, le Peintre ne doit considérer que la seule couleur, en faire un bon choix, l'a bien imitée, en sçavoir les accords & les oppositions, & s'en servi d'une main libre & aisée.
Je veux bien, répondit Leonidas, les appeller avec vous proportions, ou Dessein, comme on dit ordinairement ; mais les mesures ne regardent point le Peintre, elles sont un effet de la Géométrie, & de la Perspective. Elles le regardent entièrement, reprit Pamphile ; puisqu'il est obligé comme Peintre de représenter les objets visibles, & qu'il ne peut les représenter, ni les distinguer les uns des autres, sans donner à la couleur les justes bornes qui luy conviennent, & qui ne sont autre chose que le Dessein. Pour moy, dit Caliste ; j'ay toujours oüi dire à Rome que pourveu qu'un Peintre dessinast, le reste qui est peu de chose, alloit toujours assez bien. Il est vray, répliqua Pamphile, qu'il y a eu des Peintres qui n'ont estime que le Dessein sans se mettre en peine de tout le reste. II y en a mesme encore beaucoup, qui ne jugent de la Peinture que par là; [...].
IL est vray, répliqua Pamphile, qu'il y a eu des Peintres qui n'ont estime que le Dessein sans se mettre en peine de tout le reste, Il y en a mesme encore beaucoup, qui ne jugent de la Peinture que par là ; & la pluspart des gens sont si accoustumez à n'entendre loüer les Tableaux que par cette partie, qu'ils ne s'attachent eux mesmes qu'à cela pour juger des Ouvrages. […] & sans chercher ces rafinemens où ils n'entendent rien (car la correction du Dessein n'est connue que des plus habiles Peintres), ils estimeroient les Tableaux qui représentent naïvement les beautez qu’ils ont accoustumé de voir dans la Nature, & mepriseroient au contraire d'autant plus les autres qu’ils s'estoigneroient de cette belle naïveté. Le Spectateur n'est point obligé de sçavoir ce que sçait un Peintre, il n'a qu'à s'abandonner à son sens commun pour juger de ce qu'il voit.
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Ce n'est donc point à la correction du Dessein seulement que doit s'en tenir le Peintre, & vous le confondriez par là avec le Sculpteur : ils ont l'un & l'autre leur mérite particulier ; & pour commencer par le Sculpteur, je vous diray, Que la Peinture doit en partie son restablissement & sa résurrection (pour ainsi parler) à la Sculpture, [...].
Le Peintre qui doit aller plus avant & qui est un parfait imitateur de la Nature, ne doit pas seulement demeurer dans cette partie comme dans son terme: (car il ne seroit jamais Peintre) mais il doit en avoir une habitudes consommée pour n'estre point embarrassé dans la recherche des parties qui le font Peintre, & pour manier a son gré la couleur : car c'est elle qui trompe les yeux, qui donne la derniere perfection à ses Ouvrages.
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Ainsi quoy que l'Idée parfaite du Peintre dépende du Dessein & du Coloris tout ensemble, il faut se la former spécialement par le dernier, d'autant que par cette différence qui le rend un parfait imitateur de la Nature, on le démelle d’entre les autres Ouvriers dont l'Art ne peut arriver à cette parfaite imitation, & l'on ne peut concevoir qu'un Peintre.
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La fin du Peintre &: du Sculpteur est donc l’imitation ; mais ils y arrivent par de différentes voyes, le Sculpteur par la matière solides en imitant la quantité, & le Peintre par la couleur en imitant & la quantité, & la qualité des objets en sorte qu'il est obligé non seulement de plaire aux yeux comme le Sculpteur ; mais encore de les tromper dans tout ce qu’il représente.
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Le Peintre est comme l'Orateur, & le Sculpteur comme le Grammerien. Le Grammerien est correct & juste dans ses mots, il s'explique nettement, &. sans ambiguité dans ses discours, comme le Sculpteur fait dans ses Figures, & l'on doit comprendre facilement ce que l'un & l'autre nous représentent. L'Orateur doit être instruit des choses que sait le Grammerien, & le Peintre de celles que sçait le Sculpteur. Elles leurs sont à chacun nécessaires pour communiquer leurs pensées, & pour se faire entendre ; mais & l’orateur, & le Peintre, sont obligez de passer outre. Le Peintre doit persuader les yeux comme tout homme Eloquent doit toucher le coeur. Et de même qu'on ne dit point que l’Orateur pour persuader doit sçavoir la Grammaire, & parier intelligiblement , & avec justesse, puisque cela s'entend assez aussi ne dit-on point qu'un Peintre doit sçavoir dessiner pour imposer aux yeux ; puisqu'on le suppose pareillement, & dans la plus grande correction qu'il est possible.
La Peinture est donc faite non pas précisément pour instruire comme vous rassurez : mais pour représenter les objets, & si un Peintre en représentant vous instruit, il ne le fait pas comme Peintre mais comme Historien.
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En effet, repartit Damon, ce qui me surprend davantage & que je n'ay jamais veu dans les ouvrages d'aucun Peintre, est la diversité de manière que l'on remarque aux Tableaux qui sont en ce cabinet car il semble qu'apres en avoir fait un dans un goust, il [ndr : Rubens] ait changé de génie & pris un autre esprit, pour en faire un autre dans un autre goust. C'est que les autres Peintres, die Philarque, travaillent beaucoup plus de la main que de l'esprit, & que le caractère de l'esprit n'est pas si sensible ny si facile à reconnoitre que celuy de la main. Or comme Rubens n'avoit presque point de faço[n] particulière de manier le pinceau, ny d'habitude d'employer toujours les mesmes teintes & les mesmes couleurs, &qu'il entroit tout entier dans les sujets qu'il avoit à traiter, il se transformoit en autant de caracteres & se faisoit à un nouveau sujet un nouvel homme ; Ainsi ne vous estonnez pas de la diversité qui paroist dans les tableaux que vous voyez.
II est constant que la nature & le génie sont au dessus des règles, & sont ce qui contribüe davantage à faire un habile homme ; & que si tous ceux, qui ont eu le plus de connoissance d'un Art, & qui mesme en ont escrit, n'ont pas fait les plus beaux Ouvrages, ce n'est pas pour avoir ignoré ; les règles mais pour avoir manqué de génie. II faut donc une ame qui ait les mouvemens prompts & faciles, qui ait du feu pour inventer, & de la fermeté dans l'execution. Et ces choses qui sont un présent de la nature, ne sont pas toujours données avec une mesure si juste, qu'elles n' ayent besoin de règles pour se contenir dans des bornes raisonnables.
[...] il [ndr : Rubens] a bien crû que la Peinture estant un Art, & non pas un pur effet du caprice, elle avoit des principes infaillibles dont il tireroit bien-tôt la quintessence par l'ordre qu'il sçavoit donner à ses estudes.
Ainsi bien loin de rien faire sans raison, il [ndr : Rubens] possedoit tellement ses règles, que sa main pour obeïr promptement à sa volonté, ne s'estoit faite aucune habitude dans le maniement du pinceau mais elle employoit la couleur, tantost d'une façon, & tantost d'une autre, toujours au gré des règles, & pour satisfaire à son imagination pleine d'un merveilleux discernement.
Il [ndr : Rubens] estoit si fort persuadé que la fin du Peintre estoit d'imiter parfaitement la nature, qu'il n'a rien fait sans la consulter, & qu'il n'y a point eu de Peintre qui ait observé & qui ait sceu mieux que luy donner aux objets le véritable caractere qui les distingue.
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De toutes les parties de la Peinture, celle qui a le plus contribué à l'effet & au brillant de ses Ouvrages a este la disposition des objets : car les lumières & les couleurs ne serviroient pas de beaucoup si les corps nettoient placez & disposez pour les recevoir avantageusement & cette disposition ne se trouve pas seulement dans les objets particuliers, mais encore dans les groupes & dans le tout-ensemble de l'Ouvrage. II paroist visiblement que l'oeconomie que Rubens a gardée en cette partie, va à éviter la dissipation des yeux, & à les fixer agréablement par la liaison des corps & par l'opposition des masses. Cette liaison se fait de deux façons ; la première par manière de fond, & la seconde par manière de groupe.
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II n'est pas toujours necessaire que les objets qui contribüent à faire un fond soient ramassez ensemble, pourveu qu'ils s'unissent en couleur & en lumière : Par exemple, dans le Massacre des Innocens, le ciel, les anges, les figures & les bastimens qui sont dans le païsage, quoy que séparez les uns des autres, sont tous d'une couleur legere, & ne composent qu'un mesme fond clair ; comme les quatre soldats armez, & le Vestibule du Pretoire où ils sont n'en font qu'un brun : Dans le Ravissement des Sabines, le ciel l'architecture & les soldats que l'on voit sur le derriere, sont un fond clair pour l'amphiteatre qui en fait un autre, avec toutes les figures dont il est rempli pour d'autres objets plus avancez : Dans le Jugement de Paris les satyres, la discorde qui est dans les nuées & le Païsage, ne composent ensemble qu'un fond d'un brun doux , pour soustenir & pour faire paroistre l'esclat du tein des trois Déesses. Pour les groupes, il faut que non seulement ils soient composez de corps ramassez ensemble, mais encore qu'ils le soient en boule, en monceau, ou comme disoit le Titien, en grape de raisin, afin que toutes les parties esclairées du groupe se trouvant ensemble, ne fassent pour ainsi dire, qu'une lumière, & que toutes ses ombres n'en paroissent qu'une, en sorte neanmoins que cela soit naturel, sans affectation, &comme si les choses s'estoient ainsi trouvées par hazard.
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Or comme la veuë ne peut se porter sur quantité d'objets à la fois, Rubens a eu pour maxime de faire voir dans ses tableaux où il y a quantité de figures, trois groupes principaux qui dominent fur tout l'Ouvrage ; & comme un seul objet fatigue encore moins les yeux que trois, il a fait en sorte que les groupes des costez le cèdent à celuy du milieu qui estant de couleurs plus fortes & plus brillantes, attire l'oeil au centre de la composition comme si elle n'estoit qu'un seul &. unique objet. Cela se voit merveilleusement bien dans les Innocens, le ravissement des Sabines & les Païsages.
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J'ay dit qu'il falloit autant qu'il estoit possible disposer les masses en forte qu'il y en eut une qui dominast, & que tout le Tableau ne fist que comme un seul objet : […]
Or de tous les objets qui peuvent tomber sous le sens de la veuë, il n'y en a point qui luy soit plus agréable que celuy qui est circulaire. Et ce circulaire paroist à nos yeux de deux manières ; ou par dehors en nous présentant la partie convexe, ou par dedans, en présentant la partie concave : les Tableaux que je viens de vous nommer, qui sont les Innocens, les Sabines, le Jugement de Paris, & les Païsages, sont disposez de la première maniere, & ceux du Saint George & des Amazones de la seconde. [...] C'est qu'elle leur fait moins de peine à regarder, répondit Philarque, les autres figures ont des angles, & les angles attirent la veüe & la separent en autant de rayons visuels : Les yeux ne souffrent donc aucune division, & font tous entiers à un simple & seul objet quand leur objet est un rond. Ainsi puisque de toutes les figures la plus parfaite & la plus agréable est la circulaire ; la disposition de quantité d'objets la plus parfaite & la plus agréable sera celle qui approchera davantage de cette figure, soit qu'on la prenne dans sa convexité, ou qu'on la regarde comme concave.
RUBENS, Peter Paul, Le Jugement de Pâris, v. 1632-1635, huile sur bois, 144,8 x 193,7, London, National Gallery, NG194.
RUBENS, Peter Paul, Le massacre des Innocents, v. 1638, huile sur bois, 198,5 x 302,2, München, Alte Pinakothek, Inv. Nr. 572.
RUBENS, Peter Paul, L'enlèvement des Sabines, v. 1635-1640, huile sur bois, London, National Gallery, NG38.
RUBENS, Peter Paul, Paysage avec Saint-Georges et le dragon, v. 1630-1635, huile sur toile, 152,5 x 226,9 , London, Royal Collection Trust, RCIN 405356.
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RUBENS, Peter Paul, La bataille des Amazones, v. 1618, huile sur bois, 120,3 x 165,3, München, Alte Pinakothek, Inv. Nr. 324.
RUBENS, Peter Paul, Le Jugement de Pâris, v. 1632-1635, huile sur bois, 144,8 x 193,7, London, National Gallery, NG194.
RUBENS, Peter Paul, Le massacre des Innocents, v. 1638, huile sur bois, 198,5 x 302,2, München, Alte Pinakothek, Inv. Nr. 572.
RUBENS, Peter Paul, L'enlèvement des Sabines, v. 1635-1640, huile sur bois, London, National Gallery, NG38.
RUBENS, Peter Paul, Paysage avec Saint-Georges et le dragon, v. 1630-1635, huile sur toile, 152,5 x 226,9 , London, Royal Collection Trust, RCIN 405356.
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C'est qu'elle leur fait moins de peine à regarder, répondit Philarque, les autres figures ont des angles, & les angles attirent la veüe & la separent en autant de rayons visuels : Les yeux ne souffrent donc aucune division, & font tous entiers à un simple & seul objet quand leur objet est un rond. Ainsi puisque de toutes les figures la plus parfaite & la plus agréable est la circulaire ; la disposition de quantité d'objets la plus parfaite & la plus agréable sera celle qui approchera davantage de cette figure, soit qu'on la prenne dans sa convexité, ou qu'on la regarde comme concave.
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[...]; car sans se servir d'un plan circulaire dans le Tableau des Innocens, comme il a fait dans le Jugement de Paris, il donne la rondeur à son tout-ensemble par le noir qu'il a mis au groupe du milieu, qui par la force & la vivacité de ses couleurs sort de la toile & maîtrise les groupes des cotez, les contraint, pour ainsi dire de se retirer, & de former avec luy la rondeur dont je vous parle. Voila ce qui regarde la disposition des objets en general ;[…].
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[..]; car il y a dans ses ouvrages [ndr : de Rubens] des estoffes de toutes sortes qu'il a distinguées par les plis & par les lumières qui leur conviennent, & cette diversité d'estoffes avec la justesse & la grandeur de leurs plis ne sont pas un des moindres ornemens de ses Tableaux.
Mon Dieu, interrompit Leonidas, vous n'avez que vostre Antique dans la teste, & vous n'est jamais content d'un Tableau si vous n'y reconnoissez quelqu'une des statues que vous avez veuës à Rome. Trouvez-vous que j'aye grand tort, repartit Caliste, & peut-on mieux faire que de suivre ce qui est approuvé de tout le monde. Cela est bon pour la Sculpture, respondit Leonidas, & non pas pour les Tableaux où tout doit estre plein de vie. Les Statues & les Bas-reliefs ont esté faits pour immortaliser les Héros, & pour conserver la mémoire de leurs belles actions, plustost que pour tromper les yeux &: représenter les choses de la manière qu'elles se sont effectivement passées. N'avez- vous pas remarqué que la pluspart des figures Antiques sont dans des Attitudes de repos & comme immobiles ; & les Bas-reliefs seroient-ils supportables dans les actions qu'ils representent, si on y cherchoit la vraysemblance & les naïvetez de la nature. En un mot, ce sont des espèces de Hierogliphes ausquels il faut estre accoustumé pour les entendre. Une action y suffit pour en représenter plusieurs, l'unité y est prise souvent pour un grand nombre, &peu de chose en suppose beaucoup.[…] La pluspart des autres choses y sont exprimées froidement, sans conter les actions qui y sont fausses, & contre les effets ordinaires de la nature.
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Je vois bien, répondit Leonidas que nous ne nous entendons pas, & que les lumières dont vous entendez parler sont des corps particuliers, & dont toute la science consiste à sçavoir où doit aller l'ombre du corps exposé à une lumière donnée, (comme parlent les Mathématiciens) à connoistre les parties qui sont frappées d'une lumière à angles égaux, ou celles qui ne la reçoivent qu'en glissant. Il n'y a point de livre de perspective qui n'instruise de ces choses-là, parce qu'elles sont absolument nécessaires à ceux qui commencent : mais les lumières dont je veux parler regardent le Tout-ensemble, & c'est assûrément dont il n'a pas escrit, puisqu'il ne l'a pratiqué que tres-rarement, & lors seulement que le hazard, ou quelque heureux mouvement de son génie le luy ont fait faire.
J'aymerois encore mieux n'y point aller [ndr : à Rome], repartit Leonidas, que d'en rapporter un goust artificiel comme font la pluspart de ceux qui en reviennent, & qui apres avoir oüi fort estimer les fresques de ce païs-là, sans distinction de ce qui y est estimable d'avec ce qui ne l'est pas, taschent de se dépoüiller de leur goust naturel pour les estimer aussi. Ils les voyent souvent, & à force de faire violence à leur bon sens, ils accoustument leurs yeux aux manières grises & sèches, lesquelles leur servent ensuite de règle pour juger de la Peinture. Ils content cette habitude comme un mystère qui leur avoit esté caché jusques alors, & croyent qu'il faut laisser aux âmes vulgaires l'admiration des tableaux.
[...] s'il [ndr : Rubens] ne s'est pas si fort arresté au goust de l'Antique, ce n'est point par impuissance, c'est qu'il n'y trouvoit pas assez la vérité du naturel dont il vouloir estre un parfait imitateur : Il estoit bien persuadé, comme il est vray, que la diversité de la Nature est une de ses plus grandes beautez, & il ne trouvoit pas qu'en s'attachant aux Statües & aux Bas-reliefs, il pût se satisfaire assez pleinement.
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S'estant donc proposé la Nature comme l'objet de ses [ndr : Rubens] études & de ses reflexions, il a observé exactement & avec un jugement admirable le véritable caractère des choses, ce qui les distingue les unes des autres, & qui les fait paroistre ce qu'elles sont à nos yeux : Et il a poussé cette connoissance si loin, qu'avec une hardie, mais sage & sçavante exagération de ce caractere, il a rendu la Peinture plus vivante & plus naturelle, pour ainsi dire, que le Naturel mesme. C'est dans la veuë de cet heureux succès qu'il ne s'est pas mis si fort en peine de se remplir l'idée des contours Antiques, dont la pluspart estant imitez avec trop d'affectation, portent avec eux une idée de pierre qu'ils communiquent infailliblement aux Ouvrages de ceux qui s'y sont trop attachez, au lieu que les contours de Rubens donnent au nud un véritable caractère de chair, telle qu'il l'a voulu representer selon les âges, les sexes & les conditions. Car on voit cette diversité dans les sujets qui la demandent ; [...].
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Qu'appellez - vous correction du dessin, reprit Philarque, des contours bien proprement tirez, & un peu plus durs que le marbre mesme d'aprés quoy ils ont esté copiez ? J'appelle un dessin correct, repartit Caliste, celuy qui a précisément toutes ses justes proportions. Ce n'est pas peu, dit Philarque, quand il est affermi par une longue & belle pratique; permettez-moy neantmoins de vous dire que c'est un effet de la regle & du compas, c'est une démonstration & par consequent une chose où tout le monde peut arriver. Mais ce que j'appelle plus volontiers correction, & dont peu de Peintres ont esté capables, c'est d'imprimer aux objets la verité de la Nature, & d'y rappeller les idées de ceux que nous avons souvent devant les yeux, avec choix, convenance, & variété : choix pour ne pas prendre indifféremment tout ce qui se rencontre ; convenance, pour l'expression des sujets qui demandent des figures tantost d'une façon, & tantost d'une autre; & variété pour le plaisir des yeux, & pour la parfaite imitation de la Nature qui ne montre jamais deux objets semblables.
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Les passions de l'ame, reprit Philarque, s'expriment par les mouvemens, non seulement des parties du visage, mais encore de celles du corps : Et de toutes les passions il y en a de violentes, il y en a de douces. Les violentes sont beaucoup moins difficiles à exprimer, & Rubens y a reüssi autant bien que Peintre qui l'ait precedé. Mais pour les expressions douces, soit qu'elles paroissent comme un effet de la tranquillité de l'âme, ou qu'elles soient de ces sortes de passions qui causant peu de changement sur le visage, ne laissent pas de faire voir que le dedans est fort agité, c'est où Rubens a merveilleusement bien reüssi : il y en a une infinité d'exemples dans ses Ouvrages.
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Ce n'est pas assez que les passions de l'ame soient naturelles, il faut encore que la mesme passion soit différente dans la diversité des sujets & des figures.
Pour les figures, rien ne doit se ressembler moins dans un Tableau que les airs de teste, parce que l'on n'a jamais veu deux personnes qui se ressemblent parfaitement, & c'est en cela plus qu'en toute autre chose qu'on reconnoist la variété de la Nature. Si l'on est diffèrent dans les traits du visage, à plus forte raison lorsqu'il est agité par quelque passion de l'ame, puisque quand mesme deux personnes se ressembleroient dans leurs traits, la Nature aime tant la diversité, qu'ils ne se ressembleroient pas pour cela dans leurs expressions.
[...] car l'ame de la Peinture est le Coloris. L'ame est la derniere perfection du vivant, & ce qui luy donne la vie: or personne ne dira jamais qu'une figure dessinée avec de simples lignes soit vivante & en sa derniere perfection, & s'il le dit, c'est que son imagination y supplée ce qui y manque du Coloris, de mesme qu'elle supplée à une simple esquisse toutes les parties de la Peinture.
Et cela est si vray, que les expressions que vous appeliez l'ame de la Peinture, ne seroient pas tant estimées dans la Chasse aux lions, & dans l' Andromède, si le sang qui est retiré de dessus le visage de ceux qui font attaquez par ces animaux, n'y laissoit voir la peur beaucoup mieux imprimée par la couleur que par le dessin.
La derniere partie de la Peinture & celle qui distingue le Peintre d'avec le Sculpteur, est le Coloris, qui n'est autre chose que l'intelligence des couleurs.
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Le Peintre qui est un parfait imitateur de la Nature, doit donc considérer la couleur comme son objet principal ; puis qu'il ne regarde cette mesme Nature que comme imitable, qu'elle ne luy est imitable que parce qu'elle est visible, & qu'elle n'est visible que parce qu'elle est colorée.
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Quoy que la lumière & l'ombre ne puissent se représenter qu'avec de la couleur, neantmoins elles ont leur intelligence particulière qui s'appelle le Clair-obscur, & qui est la baze du Coloris, comme les proportions & l'Anatomie sont la baze du Dessin.
Quoy que la lumière & l'ombre ne puissent se représenter qu'avec de la couleur, neantmoins elles ont leur intelligence particulière qui s'appelle le Clair-obscur, & qui est la baze du Coloris, comme les proportions & l'Anatomie sont la baze du Dessin.
Le Clair-obscur regarde les objets particuliers, les Groupes de & le Tout-ensemble. Rubens avoit pour maxime dans les objets particuliers exposez sous une lumiere ordinaire, d'éclairer d'autant plus les endroits relevez, qu'ils avoient de saillie, & la pluspart des figures qui sont en ces Tableaux ne font le bel effet que vous voyez, que parce que le Peintre les a traitez dans ce principe.
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[...] mais si ces mesmes boules font parties d'un tout, & qu'il y ait plusieurs boules ensemble comme en un monceau, pour lors il faut les considérer toutes comme ne faisant qu'une seule boule ou partie d'une seule boule, selon qu'elles seront disposées, & les éclairer dans cette veuë si vous voulez qu'elles fassent plus d'effet. II en est ainsi des parties du corps.
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Voicy, dit-il, pour la Junon qui dans le Tableau est veuë par derrière, & dont les fesses sont plus éclairées que les épaules, & nous fit cette première Figure ; La seconde pour Pallas qui est veuë de front dans le mesme tableau, & dont le ventre reçoit la plus grande lumière; Et la troisième pour Venus qui est veuë de profil, & dont l'épaule & la hanche estant sous une mesme ligne à plomb, reçoivent une lumière égale. Vous voyez, continua-t'il, que les parties les plus éclairées répondent à la partie du cercle qui est le plus en saillie & la plus apparente, & qu'en y diminüant de cette lumière vous diminuez d'autant le relief & la rondeur de ces Figures.
Je vous ay déja parlé des groupes, & comme Rubens en ramassoit toutes les lumières ensemble d'un costé , & toutes les ombres d'un autre, il ne reste plus en vous parlant de la manière dont il les éclairoit , qu'à vous dire qu'il les traitoit comme il auroit fait un seul & unique objet, & que dans cette veuë il éclairoit les parties du groupe les plus proches des yeux davantage que les autres, & qu'il les accompagnoit des ombres les plus obscures, supposant que la partie ombrée reçeut des reflets qui luy donnoient occasion de mettre toujours sombre la plus forte au milieu de la masse. Le Tableau de la Chasse aux lions fait parfaitement bien voir cette oeconomie ; elle ne fait qu'un groupe, dont le cheval blanc & la draperie claire du Chasseur qui tombe à la renverse font les lumières, lesquelles sont accompagnées d'ombres d'autant plus forts qu'elles sont au milieu de la masse. II semble en effet, dit Leonidas, qu'il ait par tout observé cette conduite de placer son plus grand brun au milieu des groupes & du Tout-ensemble.
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C'est que les Philosophes définissent le Blanc, une couleur qui dissipe la veuë & qui la sépare; & le Noir, une couleur qui ramasse la veuë & qui la fixe. Si le Noir fixe la veuë, reprit Philarque, ne soyez donc pas étonné que Rubens s'en soit servy dans les endroits qu'il a voulu rendre plus sensibles & plus proches des yeux : & si les objets qu'il a peints conservent une si grande rondeur. Et pour le blanc, repartit Leonidas, qui n'est pas en parfaite amitié avec la veuë, & qui s'en éloigne, pourquoy l'employe-t'on souvent dans les objets qui sont fur le devant du Tableau ? Pour deux raisons, repartit Philarque, l'une parce qu'il rend le noir encore plus sensible par son opposition, & l'autre parce que le blanc est nécessaire pour donner l'idée de quantité d'objets que l'on a souvent occasion de representer sur le devant comme seroit du linge, un cheval blanc, & semblables autres choses dont cette couleur est le corps, ou dont elle fait une grande partie. Mais quand on l'employe ainsi fur les premières lignes du tableau, on observe de raccompagner de couleurs brunes qui le retiennent, ou bien on le place entre deux corps bruns qui renferment comme mal-gré luy, & qui l'empeschent d'entrer dans le tableau, & de se joindre aux objets les plus esloignez. C'est pour cela que Rubens ayant fait ses Déesses claires sur un fond brun, les a accompagnées de draperies beaucoup plus brunes que le fond.
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Mais quand la Scène du Tableau, interrompit Damon n'est point une campagne, & que c'est une chambre ou quelque autre lieu renfermé, le Peintre a-t'il la liberté de mettre son clair sur le fond du Tableau comme sur le devant? Non, répondit Philarque, à moins que l'on ne supposait quelque fenestre dans le mesme plan des Figures éloignées, lesquelles on supposeroit éclairées de cette lumière accidentelle.
C'est que la lumière qui penetre l'air, repartit Philarque, s'accorde tres-bien avec le Blanc qui est de la mesme nature, & que le Noir qui luy est opposé est d'autant plus détruit par cet air lumineux, qu'il y a de distance entre l'oeil & l'objet : Rubens n'a fait que suivre en cela le Titien & tous les Peintres Lombards.
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Ne trouvez-vous pas, dit Damon, que Rubens a fait ses lumières plus fortes qu'elles ne sont dans la Nature, aussi bien que ses reflets. Je le trouve comme vous, reprit Philarque, &c'est en cela que les corps qu'il a peints en font plus de reliefs & par conséquent plus naturels.
C'est tres-peu de chose qu'un Peintre qui imite précisément les objets comme il les voit dans la Nature, ils y font presque toujours imparfaits & sans ornement. Son Art ne doit pas servir à les imiter seulement, mais à les bien choisir; & il est impossible de les bien choisir qu'il n'ait une idée de leur perfection.
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Et s'il n'en [ndr : des objets] trouve point qui réponde à son idée, reprit Damon, faut-il qu'il se contente de ceux qui seront présents à sa veüe? Non, repondit Philarque, car il doit les corriger & les rendre conformes à la perfection qu'il a conçeuë dans toutes les parties de la Peinture, en conservant neantmoins la vérité & la diversité de la Nature; la vérité, de peur de tomber dans le sauvage, & la diversité pour éviter la répétition.
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Ainsi l'on doit pour la beauté de l'Ouvrage & pour la satisfaction des yeux augmenter, ou diminüer non seulement au dessin & à la couleur des Corps que l'on imite, mais encore à la lumière qui les éclaire en la plaçant avantageusement de la manière que je viens de dire, & comme l'a placée Rubens, qui est sans contredit celuy de tous les Peintres qui l'a mieux entendüe.
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Apres vous avoir parlé du Clair-obscur qui est le fondement du Coloris, il ne me reste plus qu'à vous dire deux mots de la couleur, laquelle se considère de trois façons : ou dans son unité & par rapport à l'objet qu'elle représente, ou dans sa pluralité & par rapport à l'union que les couleurs doivent avoir les unes avec les autres, ou enfin dans son opposition.
Dans l'imitation des objets particuliers, le grand secret n'est point de faire en sorte qu'ils ayent leur véritable couleur, mais qu'ils paroissent l'avoir : car les couleurs artificielles ne pouvant atteindre à l'éclat de celles qui sont en la Nature, le Peintre ne peut les faire valoir que par comparaison.
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Dans le Jugement de Paris, par exemple, quelque soin qu'ait pris le Peintre de rendre les couleurs du teint des Déesses éclatant par luy mesme, il a voulu encore se servir d'un fond bleu, pour donner par cette opposition une plus vive idée & une ressemblance plus véritable de la chair il en a usé de mesme dans le Bacchus, dans l'Eliston, dans l'Andromède, & dans plusieurs autres endroits : & l'on voit par tout dans ces Tableaux que la couleur distingue parfaitement les corps les uns des autres, selon l'idée exterieure que nous en avons conceüs: les chairs, le linge &: les étoffes de différentes façons; tout ce qu'il a mis dans le ciel paroist céleste, & ce qu'il a peint fur la terre conserve le caractere de sa Nature.
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Je vous ay dit en vous parlant de la manière dont il falloit disposer les objets, que la pluralité des angles partageoit la veüe, & que pour cette raison la figure circulaire estoit la plus agréable ; je vous dis la mesme chose de la diversité des couleurs : & de la mesme façon qu'une infinité d'angles qui se trouvent dans les Figures, dont se tableau est composé, doivent concourir toutes à ne faire qu'une forme principale qui comprend tout le Tableau ainsi ; toutes les couleurs, qui par leur crudité ou par leur diversité trop entière diviseroient les rayons visuels, & se nuiroient les unes aux autres, doivent s'accorder & convenir, pour ainsi dire, en une couleur dans les masses des jours, comme dans celles des Ombres.
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Cet accord [ndr : des couleurs] se fait de deux façons ; par participation ou par sympathie : Par participation, quand plusieurs couleurs participent d'une seule dont il entre quelque chose dans chacune, & qui domine fur toutes les autres, cela se remarque dans un ciel, dans une gloire & dans les groupes de lumières ou d'ombres dans lesquelles les couleurs, quelque ennemies qu'elles soient, sont reconciliées, ou par celles de la lumière dans les jours, ou par celles des ombres.
Cet accord [ndr : des couleurs] se fait de deux façons ; par participation ou par sympathie : Par participation, quand plusieurs couleurs participent d'une seule dont il entre quelque chose dans chacune, & qui domine fur toutes les autres, cela se remarque dans un ciel, dans une gloire & dans les groupes de lumières ou d'ombres dans lesquelles les couleurs, quelque ennemies qu'elles soient, sont reconciliées, ou par celles de la lumière dans les jours, ou par celles des ombres.
Les couleurs s'accordent par sympathie, lors que naturellement elles ne se détruisent point l'une l'autre, & que leur mélange fait une composition agreable qui tient toûjours de leurs qualitez : Telles sont le blanc, la laque, le bleu, le jaune, & le verd, & de ces couleurs on en peut faire une infinité d'autres qui seront toujours en sympathie.
Mais quand l'Art & la raison n'exigeroient pas ces accords des couleurs, la Nature nous le montre & y oblige presque toûjours ceux qui ne la copient que servilement. Car soit que vous considériez la lumiere, ou directe sur les jours, ou réfléchie dans les ombres, elle ne peut se communiquer qu'en communiquant sa couleur, qui est tantost d'une façon, tantost d'une autre, & vous sçavez que la lumière du soleil est bien differente à midy, de ce qu' elle est le soir ou le matin, & que la lune a de mesme une couleur particulière aussi bien que la lüeur du feu, ou celle d'un flambeau.
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L'opposition du Coloris, reprit Philarque, se trouve ou dans le Clair-obscur, ou dans la qualité des couleurs ; l'opposition dans la qualité des couleurs s'appelle Antipathie, elle est entre des couleurs qui veulent dominer l'une sur l'autre, & qui se détruisent par leur mélange, comme l'outremer & le vermillon.
II semble, repartit Damon, que cette Antipathie se devroit aussi trouver dans le Clair-obscur : car il n'y a rien de si contraire que le blanc & le noir, qui représente, l'un la lumière & l'autre la privation de la lumière. Ils ne sont pas si contraires que vous le pensez, répliqua Philarque, ils se conservent tres - bien dans leur mélange: le blanc & le
noir ensemble font un gris, qui tient de l'une & de l'autre couleur ; & ce qui semblera comme noir par opposition au blanc tout pur, paroistra comme blanc si vous le mettez auprès d'un grand noir. II faut raisonner de la mesme manière à l'égard de toutes les autres couleurs, où le plus & le moins de lumière ne changent rien à leurs qualitez.
Mais de quelle utilité est cette opposition, dit Damon ? Celle du Clair-obscur, reprit Philarque, sert à faire détacher les objets les uns des autres, & quelquefois à les rendre plus éclatans ; elle est & nécessaire & agréable. Pour l'opposition des couleurs, elle ne doit estre mise en usage qu'avec grande discrétion, en les liant par quelque couleur tierce qui seroit amie de l'une & de l'autre, & en l'employant dans les endroits seulement où l'on veut attirer la veuë, comme sur le Héros du Tableau, ou sur quelqu'autre que l'on veut faire remarquer, en sorte neantmoins qu'elles n'empeschent pas l'accord du Tout-ensemble, non plus que les dessus dans la Musique.
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Paul Veronese a entendu parfaitement tous ces accords, & Rubens qui en a, profité voyant les Ouvrages de ce Peintre, les a pratiquez avec plus de sagesse, ramassant ses figures par groupes, les éteignant à mesure qu'elles approchent des bords, & traitant son Ouvrage par rapport à un seul objet.
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Cet accord [ndr : des couleurs] se fait de deux façons ; par participation ou par sympathie : Par participation, quand plusieurs couleurs participent d'une seule dont il entre quelque chose dans chacune, & qui domine fur toutes les autres, cela se remarque dans un ciel, dans une gloire & dans les groupes de lumières ou d'ombres dans lesquelles les couleurs, quelque ennemies qu'elles soient, sont reconciliées, ou par celles de la lumière dans les jours, ou par celles des ombres.
Et en effet le Tableau veut estre regardé comme une machine dont les pièces doivent estre l'une pour l'autre, & ne produire toutes ensemble qu'un mefme effet ; que si vous les regardez separément, vous n'y trouverez que la main de l'Ouvrier, lequel a mis tout son esprit dans leur accord & dans la justesse de leur assemblage : Qui couperoit par exemple l'endroit du Tableau de saint George, ou des vieilles, rendent graces au Ciel d' avoir trouvé un libérateur, & regarderoit ces figures comme quelque chose d'achevé, se tromperoit fort, puisque le Peintre ne les a faites que par relation au tout, & non point à elle-mesme : Les ayant donc placées au coin du tableau il en a éteint les couleurs & négligé l'Ouvrage, quoy que fur le premier plan, afin que la veuë se portast au milieu où le saint & la pucelle attirent les yeux par leur couleurs, qui sont plus fortes, & plus brillantes, Rubens a-t'il conservé cette oeconomie par tout, dit Damon ? Sans doute, répondit Philarque, mais cela est beaucoup plus sensible dans ses grands Ouvrages.
RUBENS, Peter Paul, Paysage avec Saint-Georges et le dragon, v. 1630-1635, huile sur toile, 152,5 x 226,9 , London, Royal Collection Trust, RCIN 405356. RUBENS, Peter Paul, Paysage avec Saint-Georges et le dragon, v. 1630-1635, huile sur toile, 152,5 x 226,9 , London, Royal Collection Trust, RCIN 405356.
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II [ndr : Rubens] a fait voir par cette figure qu'il fçavoit finir quand il vouloit, & quand il le jugeoit nécessaire : Et par ses autres tableaux que cette grande exactitude estoit inutile, puis qu'ils font tout l'effet qu'on en doit attendre. Mais outre que cette manière de peindre les choses si nettement & avec tant de patience ne convient guéres au tempérament actif de Rubens, ny a son Génie tout de feu, c'est qu'il n'a pas trouvé à propos de se servir de cette conduite dans la pluspart de ses Ouvrages, & en voicy deux raisons que l'on y découvre. La première, que tous les tableaux ne sont point faits pour estre veus de prés, ny pour estre tenus à la main, il suffit qu'ils fassent leur effet du lieu d'où on les regarde ordinairement, si ce n'est que les Connoisseurs aprés les avoir veus d'une distance raisonnable veüillent s'en approcher ensuite pour en voir l'artifice. Car il n'y a point de tableau, qui ne doive avoir son point de distance d'où il doit estre regardé : & il est certain qu'il perdra d'autant plus de sa beauté, que celuy qui le voit sortira de ce point, pour s'en approcher ou pour s'en éloigner. Cela estant, je trouve que c'est une perte de temps, pour ne pas dire un manque d'intelligence, que de faire un travail inutile & qui se perd dans la distance, convenable. Et au contraire il y a beaucoup d'Art & de science en faisant tout ce qui est nécessaire, de ne faire que ce qui est nécessaire.
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Ce n'est pas qu'il ne faille avoir égard aux occasions fréquentes qu'on auroit de voir le tableau de prés, auquel cas il seroit bon de le finir davantage, & cela est mesme nécessaire aux portraits desquels non seulement on approche de prés ; mais que l'on prend souvent à la main.
Ainsi pour loüer les tableaux, qui n'estant que peu travaillez font parfaitement leur effet dans leur distance; ce n'est pas à dire qu'on doive blasmer les Peintres qui ont fini de grands tableaux, comme s'ils devoient estre veus de prés, on peut ignorer les raisons qu'ils ont euës d'en user de la sorte : Pourveu que le Peintre ait la discretion de ne point salir les couleurs à force de les méler ensemble, ou pour parler comme parlent les Peintres, de les tourmenter, & que le Tableau conserve de loin beaucoup de force & de fraischeur, on ne doit luy rien reprocher. La seconde raison est, que pour bien finir il faut lier plusieurs teintes de couleurs différentes, en les peignant & les mêlant ensemble, & que ce mélange diminuë beaucoup de la vivacité & de l'éclat des couleurs, principalement quand le tableau est un peu éloigné, en sorte que ce qui semble de prés estre frais & terminé, se ternit dans une distance raisonnable. La démonstration en est facile à faire. Prenez les couleurs les plus belles, comme un beau rouge, un beau jaune, un beau bleu, un beau verd, & les mettez separément les unes auprès des autres, il est certain qu'elles conserveront leur éclat & leur force en particulier & toutes ensemble : que si vous les mélez vous n'en ferez qu'une couleur de terre. C'est ce qui a fait que Rubens s'est dispensé autant qu'il a pu de noyer ses couleurs, & comme on dit ordinairement, de les tourmenter, se contentant de les mettre en leur place & de ne les méler qu'à proportion de la distance du Tableau, car c'est d'elle de qui il attendoit en cela un fort grand service.
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Ainsi Rubens qui avoit fortement dans la teste le Tout-ensemble de son Tableau, songeoit plustost à faire bien aller sa machine, qu'il ne prenoit soin d'en polir les rouës.
S'ils [ndr : les peintres] n'y ont pas pensé, reprit Philarque, ils sont redevables de la bonté de leur Ouvrage à celle de leur Génie, qui n'estant point secondé des règles de l'Art, ne sçauroit estre toujours heureux.
Si un Peintre a du génie, repartit Caliste, & qu'il sçache dessiner, il n'a qu'à se moquer du reste. J'ay oui dire à l'un des plus habiles Peintres qui jamais ait esté, que toutes ces intelligences de couleurs & de lumières, n' estoient qu'une pure illusion.
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Ainsi dans un Ouvrage de Peinture ce n'est point assez qu'il y ait du feu & de l'imagination, ny que la justesse du dessin s'y rencontre, il y faut encore beaucoup de conduite au choix des objets, des couleurs & des lumières, si vous desirez qu'on trouve dans les Tableaux comme dans les Poëmes l'imitation de la Nature accompagnée de quelque chose de surprenant & d'extraordinaire; ou plustost ce merveilleux & ce vraysemblable, qui fait toute la beauté de la Peinture & de la Poesie.