DE PILES, Roger, Conversations sur la connoissance de la peinture, et sur le jugement qu'on doit faire des tableaux. Où par occasion il est parlé de la vie de Rubens, & de quelques-uns de ses plus beaux ouvrages, Paris, Nicolas Langlois, 1677.
« Je ne pretens pas vous donner cet ouvrage comme des décisions ; mais comme des pensées qui me sont venües sur les Parties les plus essentielles de la Peinture » avertit Roger de Piles dans sa préface. Le texte, de fait, se ressent de cette volonté : s'appuyant sur la dynamique de la conversation, puisque par le « mot de peinture chacun conçoit des choses différentes », de Piles alterne savamment idées reçues et observations vérifiables soulevées à tour de rôle par ses différents protagonistes. On y retrouve toutefois, exposés de manière ouverte, les fondements de ce que sera la théorie de l'art de de Piles : discours s'adressant en priorité aux amateurs plutôt qu'aux peintres, primat de la couleur sur le dessin, nécessité d'une séduction visuelle immédiate des tableaux, relativisation de l'importance de l'antique comme modèle idéal, autant de principes incarnés par Rubens, proposé ici comme véritable exemplum virtutis de la perfection picturale.
Aude Prigot
Table des matières at n.p.
Préface at n.p.
Privilèges at n.p.
Termes de peinture par ordre alphabétique at n.p.
DE PILES, Roger, Œuvres diverses de M. de Piles, Amsterdam - Leipzig - Paris, Arkstée & Merkus - Charles-Antoine Jombert, 1767, 5.
MIROT, Léon, Roger de Piles, peintre, amateur, membre de l’Académie de peinture (1635-1709), Paris, J. Schemit, 1924.
TEYSSÈDRE, Bernard, L’histoire de l’art vue du Grand Siècle : recherches sur l'"Abrégé de la vie des peintres" par Roger de Piles (1699) et ses sources, Paris, R. Julliard, 1964.
TEYSSÈDRE, Bernard, Roger de Piles et les débats sur le coloris au siècle de Louis XIV, Paris, La Bibliothèque des arts, 1965.
PUTTFARKEN, Thomas, Roger de Piles’ Theory of Art, New Haven - London, Yale University Press, 1985.
PUTTFARKEN, Thomas, « Roger de Piles : une littérature artistique destinée à un nouveau public », dans WASCHEK, Matthias (éd.), Les « Vies » d’artistes, Actes du colloque international de Paris, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1996, p. 81-102.
VERBRAEKEN, René, « Roger de Piles et le vocabulaire artistique », dans VERBRAEKEN, René (éd.), Termes de couleur et lexicographie artistique : recueil d'essais suivi de quelques articles sur la critique d'art, Paris, Éd. du Panthéon, 1997, p. 95-106.
GINSBURGH, Victor et WEYERS, Sheila, « De Piles, Drawing and Color. An Essay in Quantitative Art History », Artibus et historiae, 23/45, 2002, p. 191-203 [En ligne : http://www.jstor.org/stable/1483688 consulté le 30/03/2018].
PUTTFARKEN, Thomas, « Titian – Rubens – de Piles », dans HECK, Michèle-Caroline (éd.), Le Rubénisme en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles, Actes du colloque de Lille, Turnhout, Brepols, 2005.
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QUOTATIONS
Il faut donc pour bien juger de la Peinture, avoir l’esprit d'une grande étendüe, parce que ceux qui l’ont borné & qui ne sçauroient posséder la Théorie des principales parties de la Peinture distinctement & toutes ensemble, jugent cependant de toute la Peinture par rapport seulement à la partie qu'ils connoissent. Un homme, par exemple, qui sçaura bien I'Histoire & la Fable, ne donnera son approbation à un Tableau, qu'à mesure que l'une ou l'autre y sera fidèlement représentée.
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Quoy, répliqua Damon, vous voulez qu'un Tableau demeure sans nom, & que les connoisseurs ne le puissent trouver ? Pourquoy non, repartit Pamphile ; il y a eu dans toutes les Ecoles de Peinture quantité d'habiles gens qui ont fait de belles choses, & dont le nom n'est pas venu jusqu'à nous, ou parce qu'ils n'ont pas vécu long-temps, ou parce qu'ils ont demeuré presque toute leur vie chez des Maistres, dont la grande réputation n'a pas permis à leurs Disciples de s'en acquérir une particulière. Et quand on connoistroit toutes les manières, & les noms de tous les Peintres, il y a des Tableaux si douteux, que ce seroit une témérité de vouloir assurer du nom de leur Auteur. La pluspart des habiles Peintres ont passé d'une manière à une autre, & dans ce passage, ils ont fait des Tableaux qui ne tiennent, ny de la première manière, ny de la seconde.
Mais à vous dire les choses comme elles sont la véritable connoissance de la Peinture, consiste à sçavoir si un Tableau est bon, ou mauvais ; à faire la distinction de ce qui est bien dans un mesme Ouvrage, d'avec ce qui est mal, & de rendre raison du jugement qu'on en aura porté. Voilà la véritable connoissance de la Peinture. II y en a encore une autre, laquelle bien qu'inférieure de beaucoup à celle-cy, ne laisse pas d'avoir son prix & c'est la connoissance des manières. Et en quoy la mettez-vous, dit Damon, cette connoissance des manières. Vous le diriez mieux que moy, répondit Pamphile ; car vous sçavez fort bien que ce n'est autre chose que de juger de qui est un Tableau, quand nous en avons déja veu d'autres de la mesme Main.
Le caractère de la main continua Pamphile, n'est autre chose qu'une habitude toute singulière que chacun prend de former ses lettres, & le caractère de l'esprit est le stile du discours, & le tour que l'on donne à ses pensées. On trouve dans les Tableaux ces deux caractères : celuy de la main, est l’habitude que chaque Peintre a contractée de manier le Pinceau ; & celuy de l'esprit est le Génie du Peintre.
Pour ce caractère d'esprit, & ce Génie du Peintre, répliqua Damon, je vous avoue que je n'y ay pas encore bien pénétré , & que toute ma connoissance n'est fondé que sur des marques fort sensibles que j'ay observées le mieux que j'ay pu , comme sont les touches du Pinceau , les couleurs fortes ou foibles , certains airs de testes que quelques Peintres ont affectez , certaines répétitions de draperies , de coiffures, d'ajustemens, &de figures toutes entières , enfin un je ne say quoy d'extérieur qui frappe tellement la veuë, qu'il est impossible de ne s'en pas souvenir ; mais je sens fort bien que toutes ces marques extérieures viennent plustost de la main du Peintre que de sa teste, & qu'ainsi elles ne répondent tout au plus qu'au dessus de lettre. C'est toujours quelque chose, dit Pamphile ; mais il faut que vous passiez plus avant, & que vous connoissiez aussi les manieres par le caractère de l'esprit du Peintre. Je n'en desespere pas, reprit Damon, si vous voulez, bien que nous en parlions quelquefois mais la chose dont ie desespere c'est d'acquérir cette connoissance que vous appeliez la véritable, & de savoir juger sainement d'un ouvrage de Peinture. Quoy cette connoissance fine, répliqua Pamphile, qui sait trouver
le bien & le mal d'un Tableau, & qui rend raison des beautez & des défauts qu'elle y découvre? Celle-là mesme, continua Damon; trouvez-vous que ce soit une témérité que d'y prétendre
Pour ce caractère d'esprit, & ce Génie du Peintre, répliqua Damon, je vous avoue que je n'y ay pas encore bien pénétré , & que toute ma connoissance n'est fondé que sur des marques fort sensibles que j'ay observées le mieux que j'ay pu , comme sont les touches du Pinceau , les couleurs fortes ou foibles , certains airs de testes que quelques Peintres ont affectez , certaines répétitions de draperies , de coiffures, d'ajustemens, &de figures toutes entières , enfin un je ne say quoy d'extérieur qui frappe tellement la veuë, qu'il est impossible de ne s'en pas souvenir ; mais je sens fort bien que toutes ces marques extérieures viennent plustost de la main du Peintre que de sa teste, & qu'ainsi elles ne répondent tout au plus qu'au dessus de lettre. C'est toujours quelque chose, dit Pamphile ; mais il faut que vous passiez plus avant, & que vous connoissiez aussi les manieres par le caractère de l'esprit du Peintre. Je n'en desespere pas, reprit Damon, si vous voulez, bien que nous en parlions quelquefois mais la chose dont ie desespere c'est d'acquérir cette connoissance que vous appeliez la véritable, & de savoir juger sainement d'un ouvrage de Peinture. Quoy cette connoissance fine, répliqua Pamphile, qui sait trouver
le bien & le mal d'un Tableau, & qui rend raison des beautez & des défauts qu'elle y découvre? Celle-là mesme, continua Damon; trouvez-vous que ce soit une témérité que d'y prétendre.
Quelle différence trouvez-vous, interrompis-je, entre le Génie & l'inclination ? C'est, répondit Pamphile, que l'inclination n'est qu'un simple amour pour une chose plustost que pour une autre. Et le Génie est un talent que l'on a receu de la Nature, afin de reüssir en quelque chose. Ce talent languit quelquefois dans la paresse, s'il n'est échauffé par l'ardeur qui accompagne l’inclination : & l'inclination est inutile, si elle n'est conduite par la lumière de l’esprit.
Voir des Tableaux, répondit Pamphile, les regarder comme si iamais vous n'en aviez veu, & en juger de bonne foy sans vouloir trop faire le Connoisseur, & préférer ceux qui vous surprendront davantage. Car les yeux d'un homme d'esprit, quoy que tout noeufs en Peinture, doivent estre touchez d'un beau Tableau ; & s'ils n'en sont pas contens, il faut conclure que la Nature y est mal imitée, & que les objets qui y sont peints, ne ressemblent gueres aux véritables.
Vous voyez bien, reprit Pamphile, que le mot de Goust dans les Arts est Métaphorique: Nous l'avons transporté de la langue pour le faire servir à l'esprit : & de la mesme façon que nous disons que l'esprit voit, nous disons encore qu'il gouste c'est son employ de juger des Ouvrages, comme c'est celuy de la langue de juger des saveurs , l'un & l'autre décident de la bonté de leur objet à proportion qu'il les flatte, & qu'il leur plaist. L'on dit qu'un homme a le Goust fin, quand il aime ce qui est bon, & qu'il hait ce qui est mauvais dans les beaux Arts, comme dans les viandes & non seulement on met le Goust dans la langue, & dans l'esprit; mais encore dans les choses que l'on gouste ; & nous disons qu'il y a des Ouvrages comme des hommes de bon Goust. II y a feulement à observer, que le mot de Goust se prend en bonne part quand il est tout seul, & que si vous disiez, par exemple, il y a du Goust dans ce Tableau, cet homme a du Goust, cela vaudroit autant comme de dire, ce Tableau est d'un bon Goust, cet homme a le Goust bon.
Je vous diray seulement que le Goust dans l'esprit généralement parlant, n'est autre chose que la manière dont l'esprit est capable d'envisager les choses selon qu'il est bien ou mal tourné ; c'est à dire, qu'il en a conçeu une bonne ou mauvaise idée. Et que le bon Goust dans un bel Ouvrage est une conformité des parties avec leur tout, & du tout avec la perfection.
Ce n'est pas par prévention, dit Pamphile, qu'il faut se faire le Goust aux Ouvrages antiques mais par raison. Peut-estre aussi le prenez-vous trop à la lettre. Ne croyez-pas, mon cher Damon, que je veuille vous conseiller de iuger des figures peintes par la ressemblance qu'elles auront à des figures de Marbre, non plus qu'à beaucoup d'autres choses que l’on voit dans l'antique. L'idée que ie fouhaitte que vous vous en fassiez, n'est pas pour juger directement des beautez peintes ; mais des beautez naturelles : C'est à dire en deux mots, que les personnes qui auront le plus de ce bon air des Figures antiques, seront d'un meilleur choix, & les plus propres à estre peintes, & à faire l'ornement d'un beau Tableau.
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Le naturel a toujours quelque chose de vif, & de remuant, qui tempère cette immobilité des Figures antiques : & ceux qui prennent trop de soin de les imiter, sans prendre garde aux grâces particulières qui accompagnent la Nature vivante, tombent toujours dans la sécheresse.
Que trouvez-vous donc de beau dans l’Antique, interrompit Damon. Plusieurs choses, répondit Pamphile; la correction de la forme, la pureté & l'élegance des contours, la naïveté & la noblesse des expressions, la variété, le beau choix, l’ordre & la négligence des ajustemens ; mais surtout une grande simplicité qui retranche tous les ornemens superflus, qui n'admet que ceux où l'artifice semble n'avoir aucune part, & qui rendant la Nature toujours la Maistresse, l'a fait voir plus noble, plus grande, & plus majestueuse. Voila ce que je trouve de plus remarquable dans les Sculptures antiques, & ce qui en fait le grand Goust ; […].
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[...] & souvenez-vous, seulement que pour juger des beautez peintes , il faut connoistre les beautez naturelles, & que vous jugerez bien mieux de la beauté & du bon air des gens quand vous aurez un peu gousté l'Antique, qui est un modelé incontestable pour le bon Goust du Dessein, comme l'Ecole de Venize en est un autre pour le Coloris. Et le bon Goust de l'invention, interrompit Damon, où voudriez-vous qu'on le prist ?
Dans l'Histoire, répondit Pamphile, dans la Fable, dans les Figures, & les Bas-reliefs antiques qui font des instructions tres-exactes des choses qui conviennent aux sujets que l'on veut représenter.
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Encore qu'il ne suffise pas que le Peintre ait trouvé toutes les choses qui doivent entrer dans son Tableau, & qui y sont essentielles ; car il faut encore qu'il les dispose d'une manière avantageuse & qui fasse paroistre ce qu'elles ont de plus beau, ou qu'il en néglige quelques-unes pour donner plus d'éclat à d'autres sur qui l'on veut attirer les regards : C'est assez d'avoir de l'esprit pour imaginer tous les objets qui composent un sujet : mais pour les bien disposer, & pour sçavoir l'oeconomie du tout ensemble, il faut estre excellent Peintre.
La Disposition est à un Tableau ce que le tour est à une pensée, & les choses ne valent qu'autant qu'on les fait valoir. L'invention demande beaucoup de feu & de Génie, reprit Damon , & la Disposition beaucoup de flegme & de prudence, comment accorderez -vous ces deux choses ensemble ? [...].Pour faire un Ouvrage excellent, il faut un Génie modéré, qui n'aie ni trop d'emportement, ni trop de froideur.
Je me représente la Peinture comme un long pèlerinage, ou comme un lieu fort éloigné, & pour y arriver le Peintre se doit servir de son Génie comme d'une monture. II est vray, interrompit Damon, que pour faire un long voyage il faut estre bien monté, & qui n'a qu'une rosse est souvent contraint de demeurer en chemin, mais aussi un cheval trop fringant est toujours à craindre. [...] On va viste quand on est bien monté, dit Damon, & quelques-uns de ceux que vous me nommez [ndr : Jules Romain, Paul Veronese, Tintoret, & Rubens] ont souvent exécuté leurs pensées trop légèrement. Ce Genie de feu, cette rapidité de veine, & cette facilité d'inventer les choses, ne permettent pas ordinairement de les achever.
On va viste quand on est bien monté, dit Damon, & quelques-uns de ceux que vous me nommez ont souvent exécuté leurs pensées trop légèrement. Ce Genie de feu, cette rapidité de veine, & cette facilité d'inventer les choses, ne permettent pas ordinairement de les achever.
Les Ouvrages les plus finis, reprit Pamphile, ne sont pas toujours les plus agréables ; & les Tableaux artistement touchez font le mesme effet qu'un discours, où les choses n'estant pas expliquées avec toutes leurs circonstances, en laissent juger le Lecteur, qui se fait un plaisir d'imaginer tout ce que l'Auteur avoit dans l'esprit.
Les minuties dans le discours affadissent une pensée, & en ostent tout le feu ; & les Tableaux où l'on a apporté une extrême exactitude à finir toutes choses, tombent souvent dans la froideur & dans la sécheresse. Le beau fini demande de la négligence en bien des endroits, & non pas une exacte recherche dans toutes les parties.
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Les passions qu'il exprime dans les Figures auront de la noblesse s'il a l'esprit eslevé, & tomberont au contraire dans la bassesse & dans la froideur, s'il n'a luy-mesme ny vivacité, ny grandeur d'ame. On ne peut donner que ce que l'on a & c'est par le caractere de ce Génie qu'on reconnoist le Peintre, & qu'il fait son Portrait dans tous ses Ouvrages
Je vous prie donc de me dire, quel effet vous croyez que doit faire un Tableau dans le premier moment qu'on le regarde. II me semble, répondit Damon, que le premier effet doit estre de développer nettement son sujet & d'en inspirer la principale passion