Raisonne-t-on pour savoir si le ragoût est bon ou s'il est mauvais […] On n'en fait rien. Il est en nous un sens fait pour connoître si le Cuisinier a operé suivant les regles de son art. On goûte le ragoût, & même sans savoir ces regles, on connoît s'il est bon. Il en est de même en quelque maniere des ouvrages d'esprit & des tableaux faits pour nous plaire en nous touchant. Il est en nous un sens destiné pour juger du mérite de ces ouvrages, qui consiste en l'imitation des objets touchans dans la nature. Ce sens est le sens même qui auroit jugé de l'objet que le Peintre, le Poëte ou le Musicien ont imité. C'est l'œil, lorsqu'il s'agit du coloris du tableau […] Lorsqu'il s'agit de connoître si l'imitation qu'on nous présente dans un poëme ou dans la composition d'un tableau, est capable d'exciter la compassion & d'attendrir, le sens destiné pour en juger, est le sens même qui auroit été attendri, c'est le sens qui auroit jugé de l'objet imité. C'est ce sixième sens qui est en nous, sans que nous voïions ses organes. C'est la portion de nous-mêmes qui juge sur l'impression qu'elle ressent, & qui pour me servir des termes de Platon, prononce, sans consulter la regle & le compas. C'est enfin ce qu'on appelle communément le sentiment. Le cœur s'agite de lui-même, & par un mouvement qui précede toute délibération, quand l'objet qu'on lui présente est réellement un objet touchant, soit que l'objet ait reçu son être de la nature, soit qu'il tienne son existence d'une imitation que l'art en a faite. Notre cœur est fait, il est organisé pour cela. Son opération prévient donc tous les raisonnemens, ainsi que l'operation de l'œil & celle de l'oreille les devancent dans leurs sensations.
Section XXII. Que le public juge bien des Poëmes & des Tableaux en géneral. Du sentiment que nous avons pour connoître le mérite de ces ouvrages p. 325