PUBLIC (n.)
TERM USED AS TRANSLATIONS IN QUOTATION
PUBLIC (fra.)PUBLIC
Les productions nouvelles sont d'abord apprétiées par des Juges d'un caractere bien different, les gens du métier & le public. Elles seroient bien-tôt estimées à leur juste valeur si le public étoit aussi capable de défendre son sentiment & de le faire valoir, qu'il sçait bien prendre son parti. Mais il a la facilité de se laisser troubler dans son jugement par les personnes qui font profession de l'art auquel l'ouvrage nouveau ressortit. Ces personnes sont sujettes à faire souvent un mauvais rapport par les raisons que nous exposerons. Elles obscurcissent donc la verité, de maniere que le public reste durant un tems dans l'incertitude ou dans l'erreur. Il ne sçait pas précisément quel titre mérite l'ouvrage nouveau défini en géneral. Le public demeure indécis sur la question, s'il est bon ou mauvais à tout prendre, & il en croit même quelquefois les gens du métier qui le trompent, mais il ne les croit que durant un tems assez court. Quand je dis que le jugement du public est désinteressé, je ne prétends pas soutenir qu'il ne se rencontre dans le public des personnes que l'amitié séduit en faveur des Auteurs, & d'autres que l'aversion prévient contr'eux. Mais elles sont en si petit nombre par comparaison aux Juges désinteresses, que leur prévention n'a guères d'influence dans le suffrage général.
Non seulement le public juge d'un ouvrage sans interêt, mais il en juge encore ainsi qu'il en faut décider en general, c'est-à-dire par la voïe du sentiment, & suivant l'impression que le poëme ou le tableau font sur lui. Puisque le premier but de la Poësie & de la Peinture est de nous toucher, les poëmes & les tableaux ne sont de bons ouvrages qu'à proportion qu'ils nous émeuvent & qu'ils nous attachent. Un ouvrage qui touche beaucoup doit être excellent à tout prendre. Par la même raison l'ouvrage qui ne touche point & qui n'attache pas ne vaut rien, & si la critique n'y trouve point à reprendre des fautes contre les regles, c'est qu'un ouvrage peut être mauvais sans qu'il y ait des fautes contre les regles, comme un ouvrage plein de fautes contre les regles peut être un ouvrage excellent.
Or le sentiment enseigne bien mieux si l'ouvrage touche, & s'il fait sur nous l'impression que doit faire un ouvrage, que toutes les dissertations composées par les Critiques, pour en expliquer le mérite, & pour en calculer les perfections & les défauts. La voie de discussion & d'analyse, dont se servent ces Messieurs, est bonne à la verité, lorsqu'il s'agit de trouver les causes qui font qu'un ouvrage plaît ou qu'il ne plaît pas ; mais cette voie ne vaut pas celle du sentiment lorsqu'il s'agit de décider cette question. L'ouvrage plaît-il ou ne plaît-il pas ? L'ouvrage est-il bon ou mauvais en géneral ? C'est la même chose. Le raisonnement ne doit donc intervenir dans le jugement que nous portons sur un poëme ou sur un tableau, que pour rendre raison de la décision du sentiment & pour expliquer quelles fautes l'empêchent de plaire, & quels sont les agrémens qui le rendent capable d'attacher. Qu'on me permette ce trait.
La raison ne veut point qu'on raisonne sur une pareille question, à moins qu'on ne raisonne pour justifier le jugement que le sentiment a porté. La décision de la question n'est point du ressort du raisonnement. Il doit se soumettre au jugement que le sentiment prononce. C'est le juge compétent de la question.
Si le mérite le plus important des poëmes & des tableaux étoit d'être conforme aux regles rédigées par écrit, on pourroit dire que la meilleure maniere de juger de leur excellence, comme du rang qu'ils doivent tenir dans l'estime des hommes, seroit la voïe de discussion et d'analyse. Mais le mérite le plus important des poëmes & des tableaux est de nous plaire. C'est le dernier but que les Peintres & les Poëtes se proposent, quand ils prennent tant de peine à se conformer aux regles de leur art. On connoît donc suffisamment s'ils ont bien réussi, quand on connoît si l'ouvrage touche ou s'il ne touche pas. Il est vrai de dire qu'un ouvrage où les regles essentielles seroient violées, ne sçauroit plaire. Mais c'est ce qu'on reconnoît mieux en jugeant par l'impression que fait l'ouvrage qu'en jugeant de cet ouvrage sur les dissertations des Critiques, qui conviennent rarement touchant l'importance de chaque regle. Ainsi le public est capable de bien juger des vers & des tableaux sans sçavoir les regles de la Poësie & de la Peinture, car, comme le dit Ciceron (a) Omnes tacito quodam sensu sine ulla arte aut ratione, quæ sint in artibus ac rationibus prava aut recta dijudicant. Tous les hommes, à l'aide du sentiment intérieur qui est en eux, connoissent sans sçavoir les regles, si les productions des arts sont de bons ou de mauvais ouvrages, & si le raisonnement qu'ils entendent conclut bien.
(a) De Orat. lib. 3.
Mais il est des beautez dans ces sortes d'ouvrages, dira-t-on, dont les ignorans ne peuvent sentir le prix. Par exemple, un homme qui ne sçait pas que le même Pharnace qui s'étoit allié aux Romains contre son pere Mithridate, fut dépoüillé honteusement de ses Etats par Jules Cesar quelques années après, n'est point frappé de la beauté des vers prophétiques que Racine fait proferer à Mithridate expirant.
Tôt ou tard il faudra que Pharnace périsse, fiez-vous aux romains du soin de son supplice.
Les ignorans ne sçauroient donc juger d'un poëme en géneral, puisqu'ils ne conçoivent qu'une partie de ses beautez.
Je prie le lecteur de ne point oublier la premiere réponse que je vais faire à cette objection. C'est que je ne comprens point le bas peuple dans le public capable de prononcer sur les poëmes ou sur les tableaux, comme de décider à quel dégré ils sont excellens. Le mot de public ne renferme ici que les personnes qui ont acquis des lumieres, soit par la lecture, soit par le commerce du monde. Elles sont les seules qui puissent marquer le rang des poëmes & des tableaux, quoiqu'il se rencontre dans les ouvrages excellens des beautez capables de se faire sentir au peuple du plus bas étage & de l'obliger à se récrier. Mais comme il est sans connoissance des autres ouvrages, il n'est pas en état de discerner à quel point le poëme qui le fait pleurer est excellent, ni quel rang il doit tenir parmi les autres poëmes. Le public dont il s'agit ici est donc borné aux personnes qui lisent, qui connoissent les spectacles, qui voient et qui entendent parler de tableaux, ou qui ont acquis de quelque maniere que ce soit, ce discernement qu'on appelle goût de comparaison.
Le mot de public est encore ou plus resserré ou plus étendu, suivant les temps et suivant les lieux dont on parle. Il est des siècles & des villes où les connoissances necessaires, pour bien juger d'un ouvrage par son effet, sont plus communes & plus répanduës que dans d'autres. Tel ordre de citoïens qui n'a pas ces lumieres dans une ville de Province, les a dans une Capitale. Tel ordre de citoïens qui ne les avoit pas au commencement du seiziéme siècle, les avoit à la fin du dix-septiéme.
Section XXII. Que le public juge bien des Poëmes & des Tableaux en géneral. Du sentiment que nous avons pour connoître le mérite de ces ouvrages. p. 336
Il est vrai, que lorsqu'il s'agit du mérite des tableaux, le public n'est pas un juge aussi compétent, que lorsqu'il s'agit des mérites des poëmes. La perfection d'une partie des beautés d'un tableau, par exemple, la perfection du dessein n'est bien sensible qu'aux Peintres ou aux Connoisseurs qui ont étudié la Peinture autant que les Artisans mêmes. Mais nous discutons ailleurs [section 27] quelles sont les beautés d'un tableau dont le public est un juge non recusable, & quelles sont les beautés qui ne sçauroient être appréciées à leur juste valeur, que par ceux qui sçavent les regles de la Peinture.
Il faut bien que les gens du métier se trompent souvent, puisque leurs jugemens sont ordinairement cassez par ceux du public, dont la voix fit toujours la destinée des ouvrages. C'est toujours le sentiment du public qui l'emporte, lorsque les Maîtres de l'art & lui sont d'avis differens sur une production nouvelle.
Section XXVII. Qu’on doit plus d’égard aux jugemens des Peintres qu’à ceux des Poëtes. De l’art de reconnaître la main des Peintres p. 384-385
Quoique l'expérience nous enseigne que l'art de deviner l'auteur d'un tableau en reconnoissant la main du maître, soit le plus fautif de tous les arts après la médecine, il prévient trop néanmoins le public en faveur des décisions de ceux qui l'exercent, même quand elles sont faites sur d'autres points. Les hommes qui admirent plus volontiers qu'ils n'approuvent, écoutent avec soumission, & ils répetent avec confiance tous les jugemens d'une personne qui montre une connoissance distincte de plusieurs choses où ils n'entendent rien. On verra d'ailleurs par ce que je vais dire concernant l'infaillibilité de l'art de discerner la main des grands maîtres, quelles bornes on doit donner à la prévention qui nous est naturelle en faveur de tous les jugemens rendus par ceux qui font profession de cet art, & qui décident avec autant de confiance qu'un jeune Médecin ordonne des remedes.
Enfin le tems arrive où le public apprétie un ouvrage, non plus sur le rapport des gens du métier, mais suivant l'impression que fait cet ouvrage. Les personnes qui en avoient jugé autrement que les gens de l'art, & en s'en rapportant au sentiment, s'entrecommuniquent leurs avis, & l'uniformité de leur opinion change en persuasion l'opinion de chaque particulier. Il se forme encore de nouveaux maîtres dans les arts, qui jugent sans intérêt & avec équité des ouvrages calomniez. Ces maîtres désabusent le monde méthodiquement des préventions que leurs prédecesseurs y avoient semées. Le monde remarque encore de lui-même, que ceux qui lui avoient promis quelque chose de meilleur que l'ouvrage dont le mérite a été contesté, ne lui ont pas tenu parole. Les contradicteurs obstinez meurent d'un autre côté. Ainsi l'ouvrage se trouve géneralement estimé à sa valeur véritable.
En second lieu, comme le public n'est pas également éclairé dans tous les païs, il est des lieux où les gens du métier peuvent le tenir plus long-temps dans l'erreur qu'ils ne le peuvent tenir en d'autres contrées. Par exemple, les tableaux exposez dans Rome seront plutôt apprétiez à leur juste valeur, que s'ils étoient exposez dans Londres ou dans Paris. Les Romains naissent presque tous avec beaucoup de sensibilité pour la peinture, & leur goût naturel a encore des occasions fréquentes de se nourrir & de se perfectionner par les ouvrages excellens qu'on rencontre dans les églises, dans les palais, & presque dans toutes les maisons où l'on peut entrer. Les mœurs & les usages du païs y laissent encore un grand vuide dans les journées de tout le monde, même dans celles de ces Artisans condamnez ailleurs à un travail qui n'a gueres plus de relâche que le travail des Danaïdes. Cette inaction, l'occasion continuelle de voir de beaux tableaux, & peut-être aussi la sensibilité des organes plus grande dans ces contrées-là que dans des païs froids & humides, rendent le goût pour la peinture si géneral à Rome, qu'il est ordinaire d'y voir des tableaux de prix jusques dans des boutiques de Barbiers, & ces Messieurs en expliquent avec emphase les beautez à tous venans, pour satisfaire à la nécessité d'entretenir le monde, que leur profession leur imposoit dès le temps d'Horace. Enfin dans une nation industrieuse & capable de prendre toute sorte de peine pour gagner sa vie, sans être assujettie à un travail reglé, il s'est formé un peuple entier de gens qui cherchent à faire quelque profit par le moïen du commerce des tableaux. Ainsi le public de Rome est presque composé en entier de connoisseurs en peinture. Ils sont, si l'on veut, la plûpart des Connoisseurs médiocres, mais du moins ils ont un goût de comparaison qui empêche les gens du métier de leur en imposer aussi facilement qu'ils peuvent en imposer ailleurs. Si le public de Rome n'en sçait point assez pour réfuter méthodiquement leurs faux raisonnemens, il en sçait assez du moins pour en sentir l'erreur, & il s'informe après l'avoir sentie de ce qu'il faut dire pour la refuter. D'un autre côté les gens du métier deviennent plus circonspects lorsqu'ils sentent qu'ils ont affaire avec des hommes éclairez. Ce n'est point parmi les Théologiens que les Novateurs entreprennent de faire des Prosélites de bonne foi.
Section XXIX. Qu’il est des pais où les ouvrages sont plutôt apprétiez à leur valeur, que dans d’autres. p. 394-395-396
Le public ne se connoît pas en peinture à Paris autant qu'à Rome. Les François en géneral n'ont pas le sentiment intérieur aussi vif que les Italiens. La difference qui est entr'eux est déja sensible dans les peuples qui habitent aux pieds des Alpes du côté des Gaules & du côté de l'Italie ; mais elle est encore bien plus grande entre les naturels de Paris & les naturels de Rome. Il s'en faut encore beaucoup que nous ne cultivions autant qu'eux la sensibilité pour la peinture, commune à tous les hommes. Géneralement parlant, on n'acquiert pas ici aussi-bien qu'à Rome le goût de comparaison. Ce goût se forme en nous-mêmes & sans que nous y pensions. A force de voir des tableaux durant la jeunesse, l'idée, l'image d'une douzaine d'excellens tableaux se grave & s'imprime profondément dans notre cerveau encore tendre. Or, ces tableaux qui nous sont toujours présens, et dont le rang est certain, dont le mérite est décidé, servent, s'il est permis de parler ainsi, de pieces de comparaison, qui donnent le moïen de juger sainement à quel point l'ouvrage nouveau qu'on expose sous nos yeux approche de la perfection où les autres peintres ont atteint, & dans quelle classe il est digne d'être placé. L'idée de ces douze tableaux qui nous est présente, produit une partie de l'effet que les tableaux mêmes produiroient, s'ils étoient à côté de celui dont nous voulons discerner le mérite & connoître le rang. La difference qui peut se trouver entre le mérite de deux tableaux exposez à côté l'un de l'autre, frappe tous ceux qui ne sont pas stupides.
Mais pour acquerir ce goût de comparaison qui fait juger du tableau présent par le tableau absent, il faut avoir été nourris dans le sein de la Peinture. Il faut, principalement durant la jeunesse, avoir eu des occasions fréquentes de voir dans une assiete d'esprit tranquille des tableaux. La liberté d'esprit n'est guéres moins necessaire pour sentir toute la beauté d'un ouvrage que pour le composer. Pour être bon spectateur il faut avoir cette tranquillité d'ame qui ne naît pas de l'épuisement, mais bien de la sérenité de l'imagination.